Même si les résultats des élections régionales du 6 décembre ne sont pas une vraie surprise, ils ont entraîné des réactions indignées, offusquées ou contrites de la part des formations politiques de droite et de gauche et de certains « intellectuels » mais finalement fort peu d’analyses de fond sur les raisons de ce score. La réaction d’une partie de l’électorat aux attentats du 13 novembre n’est qu’une composante du succès, de même que de l’abstention.
La montée du Front National se nourrit d’un mouvement de fond de la société française qui n’est pas spécifique de l’extrême droite mais que le parti des Le Pen a parfaitement réussi à cristalliser. Depuis plusieurs décennies, on assiste à un délitement de la société qui se traduit par une divergence croissante entre 4-5 blocs sociaux : a) une «classe supérieure » ou intellectuelle bien intégrée à la fois dans la société française et dans la mondialisation b) une classe moyenne fonctionnarisée c) une classe moyenne non « mondialisée » (employés, petits commerçants, retraités) d) un prolétariat « désintégré » et e) une frange marginalisée ou sous-prolétariat. Que s’est-il passé depuis 40 ans ?
- La classe ouvrière au sens large ou prolétariat a été déstructurée par la désindustrialisation et la disparition de nombre de métiers requérant des qualifications limitées. La structure politique qui structurait cette classe sociale, le Parti Communiste, s’est désintégré au fur et à mesure du délitement de cette classe sociale qui se retrouve sous pression et qui subit une cohabitation avec un sous-prolétariat (exclus du marché du travail, immigrants clandestins, marginaux) qui vit grâce à l’assistanat, aux petits boulots et la délinquance (du travail au noir au trafic de drogue en passant par les vols et autres trafics). Le prolétariat a trouvé dans le discours régressif-agressif du FN un exutoire à sa frustration et à son angoisse de se retrouver complètement déclassé vers le sous-prolétariat et constitue un socle solide de l’électorat. La carte des résultats coïncide en partie avec ces zones qui ont subi une désindustrialisation violente ces 30 dernières années. La peur et le rejet de l’immigrant perçu comme un concurrent sont des motivations supplémentaires pour un vote FN. Il est à noter que le sous-prolétariat n’a pas de son côté de poids électoral.
- Une partie de la classe moyenne « non mondialisée » n’a pas été associée aux enjeux de la mondialisation et de l’Europe et se sent menacée par les changements économiques. C’est dans cette catégorie que l’on trouve les électeurs et les soutiens historiques de l’extrême droite, et d’où sont issus la plupart des cadres du FN. Historiquement cette catégorie a toujours été majoritairement à droite et a constitué le gros des troupes des partis de la droite traditionnels français (« gaullistes »). Le fait nouveau, c’est un glissement significatif de cette catégorie vers le FN du fait principalement de la pression réglementaire et fiscale ainsi que la pression concurrentielle de pays de l’UE à plus faibles coûts du travail.
- La classe moyenne fonctionnarisée est toujours le principal soutien du PS et des écologistes, mais on ne peut pas exclure certains dérapages marginaux.
- La classe supérieure se répartit entre les partis centristes ou l’aile la plus libérale des partis de droite ainsi que l’aile la plus au centre du PS, et constitue le socle du rejet du FN.
Combattre l’extrême droite et toute l’idéologie régressive et simpliste qu’elle induit implique de comprendre comment la France en est arrivée dans cette situation, et stigmatiser les électeurs du FN est non seulement inutile mais maintenant contre-productif.
Depuis la fin des années 60, l’Europe et les Etats Unis (à cette époque cela représentait l’ensemble du monde développé) se sont lancés dans une course à la croissance et la productivité pour d’une part assurer leur domination (et c’est en partie raté) sur la planète mais également pour pouvoir offrir à leurs habitants et électeurs un niveau de vie toujours supérieur et des prestations sociales de plus en plus élevées. Mais cette course à l’efficacité s’est en partie retournée contre ceux qui devaient en bénéficier. Dans un premier temps, ce sont les emplois non qualifiés de l’industrie qui ont disparu puis ceux du tertiaire avec le développement de l’automatisation et de l’informatique. Le progrès technique et le développement de grands groupes industriels opérant à l’échelle mondiale ont encore augmenté cette efficacité en répartissant de manière « optimale » la production de biens et de services à travers les différents pays en fonction de leur spécialisation maximisant l’efficacité globale mais entraînant des restructurations locales. La Communauté Européenne puis l’Union Européenne ont organisé cette spécialisation/distribution à l’intérieur du continent européen et la mise de place de l’Euro a encore accentué ce phénomène. Les réactions des différents pays au sein de l’UE ont été variées. Certains ont mené des efforts d’adaptation et tiré parti de cette spécialisation pour accroitre leur efficacité et par conséquent leur richesse. D’autres ont foncé sur des niches qui se sont révélées plus ou moins payantes. La France de son côté n’a quasiment rien fait. Pire, l’idéologie véhiculée par les élites qui se sont succédées depuis 40 ans a nié la réalité du problème. Le pays dans son entier n’a pas sombré pour plusieurs raisons :
- Il disposait et dispose encore d’un patrimoine économique qui se vend progressivement. On vend les bijoux de famille pour assurer le train de vie.
- Une partie de l’économie française s’est totalement globalisée et fait preuve d’une très grande efficacité masquant et compensant ce qui reste à la traine et surtout supportant un niveau de dépenses publiques très élevé. Et ce, en grande partie , grâce à l’UE.
- L’Euro qui a permis de compenser le manque de croissance et de compétitivité par l’emprunt.
Quelles ont été les réactions de nos politiques ? Au lieu d’expliquer la problématique, ce qui, je l’accorde, n’est pas simple, ils ont préféré privilégier leur électorat naturel en sacrifiant d’un côté les classes les plus modestes et en renforçant la protection de celui-ci : les classes moyennes fonctionnarisées pour la gauche et les classes moyennes (« non globalisées ») pour la droite. Ceci tout en permettant aux classes supérieures de développer leurs affaires car c’est bien eux qui permettent de faire tourner la machine et en laissant complètement de côté le prolétariat. Par contre le système est bancal et la sur-efficacité d’une partie de l’économie ne permet plus de compenser la sous efficacité. Ceci crée un climat anxiogène pour la partie de la population qui est soumise à des contraintes de productivité et de concurrence de plus en plus forte et dont une grande partie est laissée au bord de la route. La non mise en perspective du besoin croissant d’efficacité économique pour financer toute notre système de protection sociale et notre fonction publique pléthorique inverse la relation de causalité en donnant l’explication facile que notre problème, c’est la globalisation, alors que fondamentalement, c’est la solution, à condition d’y être préparé.
Notre classe politique, de droite comme de gauche, refuse de s’insérer dans la mondialisation et se réfère toujours à un passé glorieux et idéalisé de la France. Le problème, c’est les autres et on se refuse de prendre une posture qui insère l’économie française dans une économie réelle mondialisée. Dans la réalité, les choses sont moins claires et beaucoup d’actes permettent finalement à la France de rester intégrée dans l’économie mondiale. C’est en très grande partie grâce à son ancrage dans l’Union Européenne que la France réussi à surnager. Mais ce n’est jamais clairement expliqué et pire, l’UE sert de bouc émissaire pour toutes les décisions pénibles ou contraires à la narration de la France éternelle. Le double langage et l’absence d’acceptation et surtout d’explication par rapport à la situation réelle de la France crée un sentiment anxiogène car la problématique réelle est imaginée à défaut d’être explicitée. Cette anxiété et le manque total de transparence par rapport à la situation est ce qui constitue le terreau le plus fertile pour le populisme : « les politiques en place vous mentent mais nous avons la solution ».
On peut résumer les principaux ressorts économiques de la montée de l’extrême droite comme suit :
- Une pression forte de compétitivité et d’efficacité économique nécessaire à maintenir le niveau de vie et prestations sociales servies à la population française.
- Une société française qui, dans sa majorité, n’est pas préparée à évoluer pour s’intégrer dans la nouvelle économie mondiale et qui ressent cette nécessaire évolution comme une menace et non comme une opportunité. Il faut aussi bien constater que la menace est réelle pour un certain nombre de professions. A noter un grand sentiment d’injustice de la partie de la population la plus fragile qui subit les pressions de plein fouet alors que d’autres sont bien abrités derrière leur statut ou assistanat.
- Le très faible niveau d’implication de la classe politique pour expliquer et accompagner ces nécessaires changements. Pire, ils laissent croire que c’est imposé de l’étranger (L’Europe ou les multinationales) pour se défausser de décisions pénibles à court terme.
- Une grande partie de la population ne se sent pas directement impliquée non plus. Notre classe moyenne fonctionnarisée ainsi qu’un grande partie de la classe moyenne « non globalisée » ne se sentent pas vraiment concernées (retraités, professions libérales) et ne sont pas frontalement confrontées aux problèmes d’adaptation et donc prêtes à soutenir ceux qui leur promettent que rien ne va changer.
Il y a bien sûr d’autres ressorts et raisons du vote FN comme la xénophobie, mais même s’ils sont souvent mis en avant et sont le fait d’un noyau dur d’électeurs, ce ne sont pas ceux qui ont permis les progrès récents du parti d’extrême droite.
Mais le FN n’a aucune solution viable à proposer si jamais il parvenait à prendre le pouvoir. Donc, même si au soir du 13 novembre nos partis de gouvernements arrivent à sauver les meubles, il ne faudrait pas qu’ils oublient qu’ils doivent changer pour nous éviter la catastrophe.
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